1772 : "moyens faciles pour rappeler les noyés à la vie"
Dans toutes les villes traversées par des cours d’eau, les autorités administratives doivent lutter contre le fléau des noyades. Lille n’échappe pas à la règle. Tout au long de l’Ancien régime, l’autorité communale, appelée le Magistrat, réglemente et organise le secours aux noyés. Aux 17e et 18e siècles, il croit avoir trouvé une solution en ordonnant la mise en place d’un remède qui semble surprenant aujourd’hui.
Sous l’Ancien Régime, Lille est parcourue par la Deûle et par plusieurs dizaines de kilomètres de canaux. Les fossés remplis d’eau enserrent la cité. Comme dans la plupart des villes à cette époque, les berges ne sont ni aménagées ni sécurisées. Les décès par noyade sont fréquents et comptent pour la moitié des morts accidentelles (source : Catherine Denys, La mort accidentelle à Lille et Douai au XVIIIe siècle : mesure et apparition d’une politique de prévention. In Histoire urbaine n°2 année 2000. p95-112.).
Pour faire face à ce fléau, le Magistrat réglemente et organise le secours aux noyés. Aux 17e et 18e siècles, il croit enfin avoir trouvé une solution en ordonnant le recours à un remède mis au point par un apothicaire parisien appelé « les seringues fumigatoires », mis en place par une ordonnance de 1772.
Les autorités impuissantes face au fléau des noyades
Au 18e siècle, les autorités municipales vont s’atteler à trouver des solutions. Dans un premier temps, l’amélioration des matériels, garde-fous et ponts, ainsi que le développement de l’éclairage public, permettent d’éviter les accidents.
Mais le Magistrat va surtout s’intéresser aux méthodes de secours aux noyés. Les autorités doivent lutter contre l’usage ancien « que l’on ne peut toucher aux Corps ainsi tombés dans l’eau, avant que les Juges en aient été informés et en aient fait la visite » (ordonnance du 7 Novembre 1755, affaires générales, dossier 1276).
En effet, les personnes repêchées étaient le plus souvent déposées sur la rive le temps d’appeler les échevins, voir ré-immergées par peur d’une sanction.
Si toutefois la personne était sortie de l’eau, les méthodes de réanimation consistaient à pendre le noyé par les pieds ou le placer dans un tonneau « ouvert par les deux bouts » et le rouler dans tous les sens. Ces méthodes, comme d’autres également expérimentées, aggravaient généralement le cas des noyés, comme le souligne le Magistrat de Lille dans son ordonnance du 7 novembre 1755 : « L’usage ancien de suspendre les noyés par les pieds, ou de les rouler sur un tonneau ne peut que leur être très nuisible, on exhorte un chacun à ne point le suivre».
Encourager les secours
A partir de 1750, différentes ordonnances du Magistrat indiquent des méthodes pour secourir les noyés notamment recouvrir très vite la victime afin d’éviter qu’elle ne se refroidisse, la transporter dès que possible dans un lit, puis, « on ne laissera pas le noyé tranquille dans son lit, on l’y agitera de cents façons différentes ; on l’y tournera et retournera ; on le soulèvera et on le laissera retomber, on le secouera en le tenant entre les bras » (ordonnance du 7 novembre 1755).
Les ordonnances présentent plusieurs moyens de réanimation et insistent sur le fait qu’il faille prolonger les traitements même en l’absence de réaction.
Le recours à des traitements novateurs
Le Magistrat s’appuie également sur l’expérience d’autres villes et importe des méthodes de réanimation innovantes : celle de l’utilisation de la cendre et celle dite « des seringues fumigatoires ».
Le traitement par les cendres est détaillé par la décision du Magistrat prise le 13 août 1757 « Manière de se servir du remède ci-dessus » (Archives municipales de Lille, AG/1276/4) :
« Il faut prendre une quantité de cendres proportionnée au sujet, les mettre dans un four chaud […] jusqu’à ce qu’elles aient perdu leur humidité […] y étendre le sujet tiré de l’eau et le couvrir de la même quantité de cendres avec une couverture de laine au-dessus […] et lui appliquer sur la tête une calotte également remplie de cendres ».
Cette méthode est à poursuivre pendant environ huit heures.
La méthode des seringues fumigatoires, qui consiste à insuffler de la fumée dans les poumons par le postérieur, semble supplanter la méthode dite des cendres. Le traitement est expérimenté à Lille sur une jeune fille prénommée Robertine en 1770. Le "Mémoire concernant une fille de Lille Flandres, qui étant tombée dans la rivière [...]" relate les faits (AG/1276/4).
Robertine est tombée dans la Basse Deûle. Secourue par des passants et deux médecins, elle est transportée dans une maison voisine puis déposée dans un lit près du feu. Les médecins présents essayent de lui administrer le traitement des seringues fumigatoires.
« Le Sieur Pionnier […] essaya l’usage d’une seringue fumigatoire […] par le moyen de laquelle on peut introduire dans les boyaux de la fumée de tabac […]. Le chirurgien ayant continué l’usage de seringue fumigatoire, on s’aperçut que le bas ventre se réchauffait ; la fille [la noyée] demanda d’aller au bassin ; elle lâcha beaucoup de vents ».
La jeune Robertine s’est rétablie au bout du troisième jour. Les médecins ont été récompensés de lui avoir sauvé la vie (AG/1280/3).
L’intervention municipale entraine doucement un changement de mentalité
L’ensemble des interventions des autorités municipales ne suffisent pas à inverser la tendance et à sauver davantage de noyés. Les différentes ordonnances, notamment celle publiée en 1772, guident les habitants sur la marche à suivre pour secourir les noyés. Elles présentent le matériel à utiliser pour sauver les personnes et les étapes d’intervention. La municipalité prendra la décision de s’équiper de seringues fumigatoires afin de secourir les noyés : « […] on lui introduira de la fumée de Tabac dans le fondement par le moyen d’une Machine fumigatoire qu’on trouvera dans tous les corps de garde […]» (AG/1276/4).
Il est également fait mention de l’attribution d’une somme remise aux « âmes charitables » qui viendraient en aide aux noyés. Toutefois, « dans le cas où malgré tous les secours et moyens possibles, la personne noyée ne pourrait être rappelées à la vie, alors les récompenses ci-dessus fixées feront réduites à moitié » (AG/1276/4).
Dans les dernières décennies du 18e siècle, la peur de l’eau semble s’estomper et les témoignages de secours se multiplient.
La méthode de fumigation finira par être progressivement abandonnée au profit d’autres techniques. Elle sera même mentionnée comme nuisible par Emile Littré (médecin, lexicographe, philosophe et homme politique français décédé en 1881) dans son dictionnaire de médical de 1878. (10S/64)