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1912 : les pavés de Lille entrent dans l’histoire

Il y a 110 ans, le 31 juillet 1912, Léon Blum, un jeune commissaire du gouvernement au Conseil d’Etat au nom devenu célèbre, publie un arrêt dans le cadre d’un contentieux opposant la Ville de Lille à la Société des granits porphyroïdes des Vosges. Cet arrêt, qui fait encore autant jurisprudence que débat parmi les juristes, propulse les pavés de Lille dans l’histoire du droit administratif français. 

La nouvelle bourse - Archives municipales de Lille - 7Fi/137

La nouvelle bourse - Archives municipales de Lille - 7Fi/137

Extrait de la délibération 547 du 11 juin 1909 - Archives municipales de Lille - 1D2/108
Extrait de la délibération 547 du 11 juin 1909 - Archives municipales de Lille - 1D2/108

Le 11 juin 1909, le conseil municipal tient séance. Parmi les décisions qu’il prend ce jour-là, celle d’engager un contentieux contre la Société des granits porphyroïdes des Vosges. Nul ne sait alors que l’instruction de ce contentieux sera à l’origine d’une jurisprudence et de la création d’un concept célèbre pour les juristes, qui, bien que redéfini en 2014, existe encore : la clause exorbitante de droit commun. 

Ce contentieux trouve son origine quelques années plus tôt, en juin 1906. Le conseil municipal adopte une délibération autorisant la Ville à passer un marché avec plusieurs sociétés spécialisées dans la fourniture de pavés destinées aux rues lilloises. Cette décision contribue à la réalisation de la politique urbanistique ambitieuse poursuivie par le Maire Charles Delesalle, dans la lignée de ses prédécesseurs.

Les transformations urbaines de Lille


Des rues pavées au début du 20e siècle

Depuis le milieu du 19e siècle en effet, Lille connait une forte expansion et change de visage. Le développement industriel et économique attire entrepreneurs et ouvriers. 

La population s’accroit considérablement, passant de 150 000 habitants en 1872 à 217 800 en 1912. Afin d’accompagner ce développement, la ville s’agrandit (intégration des communes limitrophes de Wazemmes, Esquermes, Moulins, Fives et Saint-Maurice en 1858). Sa superficie passe de 411 à 2 110 hectares.

La municipalité consacre une part importante du budget communal au financement de travaux d’agrandissement et d’embellissement. De nouvelles fortifications sont érigées ; de nouveaux axes de circulation se développent en ville (boulevard de la Liberté, boulevard Vauban par exemple) ainsi que vers Roubaix, autre grand centre industriel en plein essor. De nombreuses habitations sortent de terre. La municipalité entreprend également des travaux destinés à améliorer l’hygiène (développement du réseau d’égout, amélioration de l’accès à l’eau potable…) et à embellir la ville, notamment par la réfection du pavage des rues existantes et du pavement des voies nouvelles.

L’achat de millions de pavés pour les rues de Lille

En octobre 1906, le conseil municipal autorise la passation d’un marché composé de deux lots :

  • Le premier relatif à la fourniture de pavés de grande qualité pour les rues les plus fréquentées, en granit porphyroïde des Vosges, une catégorie de pavés particulièrement résistants
  • Le second relatif à la fourniture de pavés des carrières de l’Ouest pour les rues moins fréquentées.

Extrait du registre des délibérations du conseil municipal du 16 octobre 1906 - Archives municipales de Lille - 1D2/105

Extrait du registre des délibérations du conseil municipal du 16 octobre 1906 - Archives municipales de Lille - 1D2/105

Un mois plus tard, la Ville de Lille adjuge à la Société des granits porphyroïdes des Vosges la fourniture de plus d’1,5 millions de pavés. Le procès-verbal d’adjudication précise les modalités du contrat. La société s’engage à fournir à la Ville de Lille 

180 000 pavés par mois. Tout retard de livraison fera l’objet de pénalités d’un montant de 5% du prix total du montant de la commande non livrée dans les délais, conformément à un arrêté du Maire du 1er juin 1907. 

Extrait du procès-verbal d’adjudication du marché à la  Société des granits porphyroïdes des Vosges  - Archives municipales de Lille - 1D5/310

Extrait du procès-verbal d’adjudication du marché à la Société des granits porphyroïdes des Vosges - Archives municipales de Lille - 1D5/310

Rapidement, la Société des granits porphyroïdes des Vosges ne parvient pas à tenir ses engagements. Les hivers sont rudes dans les Vosges, les canaux par lesquels circulent les cargaisons de pavés gèlent, les chutes de neige sont nombreuses. Mais ces circonstances climatiques n’expliquent pas à elles seules l’allongement des délais de livraison puisqu’au printemps, les retards ainsi que les livraisons incomplètes persistent.

L’émergence du contentieux

Le 20 novembre 1907, le Maire de Lille donne ordre au receveur municipal de régler à la société une facture correspondant à la livraison d’une commande de pavés. Du montant total à régler, la Ville déduit la somme correspondant aux pénalités pour retard de livraison, conformément à ce qui était prévu dans le cahier des charges.

La Société conteste toutefois la légalité de cette décision considérant que les retards ont été provoqués par un cas de force majeure, des événements climatiques imprévus.

Elle saisit alors le Conseil d’Etat, la plus haute juridiction administrative. A travers sa requête, elle demande l’annulation de la décision de paiement des pénalités au nom d’un excès de pouvoir.

Cependant, la Ville conteste le recours direct au Conseil d’Etat : selon elle, compte tenu de la nature du contrat passé avec Société des granits porphyroïdes des Vosges, le recours aurait dû se faire devant un tribunal ordinaire et non devant le Conseil d’Etat.

En juin 1909, le conseil municipal autorise la Ville à défendre ses intérêts dans le cadre de ce contentieux.

Délibération 547 du 11 juin 1909  Autorisation d’ester entre la Ville et la la Société de granits porphyroïdes des Vosges - Archives municipales de Lille - 1D2/108

Délibération 547 du 11 juin 1909 Autorisation d’ester entre la Ville et la la Société de granits porphyroïdes des Vosges - Archives municipales de Lille - 1D2/108

L’arrêt célèbre de Léon Blum

Lorsque la requête déposée par la Société des granits porphyroïdes des Vosges arrive au Conseil d’Etat (instance chargée de vérifier que l’administration a bien respecté le droit), c’est à un commissaire du gouvernement (appelé aujourd'hui rapporteur public) aguerri qu’est confiée l’instruction de l’affaire : Léon Blum, futur président du Conseil du Front populaire, en poste depuis déjà plus de 15 ans et auteur de conclusions célèbres contribuant à façonner, au début du XXe siècle, un droit administratif plus contemporain.

Extrait de l’arrêt du Conseil d’Etat du 31 juillet 1912 - Archives du Conseil d’Etat - sans cote

Extrait de l’arrêt du Conseil d’Etat du 31 juillet 1912 - Archives du Conseil d’Etat - sans cote

Quatre années s’écoulent avant que Léon Blum ne présente ses conclusions le 31 juillet 1912 lors d’une séance publique du Conseil d’Etat.

Laissons aux juristes le soin d’expliquer les spécificités juridiques de ce dossier complexe. Retenons que ce litige, qui ne portait initialement que sur le règlement d’une facture a pris des proportions que ni la Société des granits porphyroïdes des Vosges, ni la Ville de Lille, n’auraient pu soupçonner.

 

Plus d’un siècle plus tard, les pavés de Lille font toujours parler d’eux et l'arrêt reste l'objet de nombreux débats entre spécialistes du droit, à l'instar du colloque organisé en 2012 à l'université de Lille à l'occasion du centenaire de cette décision de justice. 

A travers ses conclusions, Léon Blum a participé à créer un concept qui n’a été nommé que plusieurs décennies plus tard, dans les années 1950, « la clause exorbitante du droit commun » , mais qui a contribué à l’invention d’un droit administratif moderne, dans la lignée du droit actuel. La clause exorbitante du droit commun  La clause exorbitante est un mécanisme du droit administratif. Pour qu'un contrat passé par une personne morale de droit public puisse avoir le caractère administratif, il faut qu'il ait pour objet l'exécution du service public par le contractant ou qu'il renferme une clause exorbitante de droit commun. La clause exorbitante du droit commun détermine la compétence juridictionnelle.

Elle a été redéfinie en 2014 ; toutefois, l’arrêt de 1912 figure toujours dans les corpus des grands arrêts de la jurisprudence administrative.

Et, au final, de quelle manière s’est terminée cette affaire pour la Ville et la Société des granits porphyroïdes des Vosges ?

Le Conseil d’Etat a rejeté les circonstances de la requête et la Société des granits porphyroïdes des Vosges a été contrainte de payer les montants des pénalités à la Ville. 

Extrait de l’arrêt du Conseil d’Etat du 31 juillet 1912 - Archives du Conseil d’Etat- sans cote

Extrait de l’arrêt du Conseil d’Etat du 31 juillet 1912 - Archives du Conseil d’Etat- sans cote

 "Considérant que la réclamation de la Société des granits porphyroïdes des Vosges tend à obtenir le paiement d'une somme de 3.436 francs 20, qui a été retenue à titre de pénalité par la ville de Lille, sur le montant du prix d'une fourniture de pavés, en raison de retards dans les livraisons ;

Considérant que le marché passé entre la ville et la société, était exclusif de tous travaux à exécuter par la société et avait pour objet unique des fournitures à livrer selon les règles et conditions des contrats intervenus entre particuliers ; qu'ainsi ladite demande soulève une contestation dont il n'appartient pas à la juridiction administrative de connaître ; que, par suite, la requête de la société n'est pas recevable

DECIDE : Article 1er : La requête susvisée de la Société des Granits porphyroïdes des Vosges est rejetée. Article 2 : Les dépens sont mis à la charge de la Société des Granits porphyroïdes des Vosges. Article 3 : Expédition de la présente décision sera transmise au Ministre de l'Intérieur."

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